Ce même album "+" contenait un gag en une page des Castors, représentant ce banquet des 45 ans de Spirou, présidé par M. DUPUIS (à gauche des cases)...

Né en juin 1918 à Marcinelle (banlieue de Charleroi), et benjamin d'une fratrie de quatre enfants, le petit Charles eût pour premier terrain de jeux l'imprimerie paternelle, alors en plein développement. En 1937, son père Jean Dupuis, devenu grand-père, s’indigne de la pauvreté de l’offre des magazines pour les enfants en Belgique, et - en complément aux hebdomadaires familiaux qu'il publie déjà -  décide de lancer son propre journal pour la Jeunesse : SPIROU - mot wallon désignant au sens strict écureuil, et par extension un garçon espiègle, vif, débrouillard, malicieux. Au jeune Charles, alors âgé d'à peine 20 ans, est confiée la direction artistique du projet. Lecteur assidu du Journal de TOTO, il suggère d’approcher son dessinateur : le parisien Robert Velter, dont il apprécie le style, pour assurer la création graphique du héros éponyme de la nouvelle publication... Le Journal de Spirou sera désormais son jardin secret, son enfant chéri, auquel il consacrera l’essentiel de son activité.
Pour la partie rédactionnelle du Journal, les Dupuis (catholiques fervents) recourent à une plume aguerrie et enthousiaste, Jean Doisy (déjà en poste chez Jean Dupuis depuis 1932), pourtant... communiste grand teint ! heureuse époque, où des hommes d'une haute qualité humaine pouvaient dépasser leurs divergences idéologiques, pour collaborer sincèrement et efficacement à une grande œuvre commune... 

En 1939, Charles Dupuis fait la rencontre déterminante de Joseph Gilain, alias Jijé : sa première grande découverte artistique, décisive pour la destinée du magazine. Le courant passe tout de suite... À un point tel que - presque - tous les jeunes dessinateurs de la première génération de Spirou  après guerre seront envoyés chez Jijé pour y faire leur écolage : Morris, Franquin (présenté par Morris à Ch. Dupuis à l'été 1945), Will... et tant d'autres ! Du talent à l'état pur, que Jijé façonnera avec génie en prodiguant ses conseils aux auteurs que son directeur lui envoyait. Le ton était donné : l'école de Marcinelle (siège des éditions Dupuis) était née... avec le succès que l'on connaît.

 Considéré par la profession comme un grand précurseur, "M. Charles", qui a le sens de la nouveauté, n’a de cesse de rassembler des talents en devenir pour développer le personnage espiègle vêtu de rouge connu de tous, et sa revue : « J’ai eu une joie énorme quand Franquin a repris Spirou. Parce qu’il a donné à Spirou un graphisme nouveau. Et non seulement son graphisme me plaisait, mais aussi ses histoires. Franquin, lorsqu’il vous livre une planche, c’est qu’il en a fait trois. Quand il a repris Spirou, j’ai été infiniment heureux de son travail. »
Yvan Delporte (successeur de Doisy au poste de rédacteur en chef) et Maurice Rosy (en 1953) sont engagés pour leurs qualités d’animateurs. Leur succéderont Thierry Martens, Alain De Kuyssche, Philippe Vandooren. Toutefois, si, en théorie, le rédacteur en chef était maître du contenu du magazine, il devait jongler avec les goûts de Charles Dupuis, qui devait donner son imprimatur pour qu’un auteur ou une série soit accepté dans "son" Journal... Son rêve était d'en faire une sorte de bottin hebdomadaire de la bande dessinée, regroupant à peu près tous les talents de plume ou de pinceau, de manière à ne laisser que des miettes à la concurrence : si, pour des raisons diverses, il n'a jamais réussi à engager Hergé (pourtant approché dès 1939), n'eût-il tenu qu'à lui nombre d’auteurs découverts par ses soins n'auraient pas si vite emprunté des voies parallèles... Pour éviter toute surenchère, Ch. Dupuis avait en outre conclu un accord tacite avec son confrère Raymond Leblanc, des Éditions du Lombard (Tintin), afin de s'interdire toute débauche mutuelle d'auteurs, et développer le caractère complémentaire de leurs deux revues face aux concurrents. Il voulait ainsi que « les trois quarts du journal soient de la caricature. Donc je poussais plus la caricature. Je trouvais que les bandes réalistes étaient plus le domaine de “Tintin”. On avait quelques auteurs réalistes : Jijé, et Sirius qui n’était pas mal. Je préférais que “Spirou” soit comique, divertissant, amusant. »

Charles DUPUIS, qui  aimait le livre, voit très vite dans l’édition d’albums l'opportunité d'insuffler une seconde vie et une rentabilité durable aux meilleurs productions de l’hebdomadaire. Dès 1948, il ouvre un bureau à Paris, et commence à publier régulièrement en albums les aventures de ses héros. Il multiplia les réalisations jusqu’à découvrir la formule gagnante : les séries consacrées à un univers récurrent, périodiquement alimentées en nouveautés. Parallèlement, en dépit des réticences de son entourage, il développa longtemps une production d’ouvrages illustrés pour la jeunesse, de romans policiers et westerns, de beaux documentaires sur la nature réalisés par René Hausman, et l’avant-gardiste collection Gag de Poche, lancée sans aucune publicité ! La concurrence s'y révélant trop rude, il dut à regret abandonner ces créneaux. Un souci d'économie l'incita à ne faire de publicité que pour ce qui "marchait" : d'où nombre d'échecs, faute d'un soutien suffisant au départ...

En mai 1955, sous la pression de Georges Troisfontaines, Ch. Dupuis organise le déménagement de la Rédaction dans les locaux de la World's Press, Galerie du Centre, à Bruxelles. Cela lui permettait, une à deux fois par semaine, d'y venir goûter une atmosphère plus fantaisiste pour rencontrer ses amis dessinateurs, et recevoir les responsables des publications, loin du Q.G. de Marcinelle où trônait le buste du Fondateur. Durant ces escapades, Ch. Dupuis se révélait un autre homme, détendu et alerte, à l’écoute de ses visiteurs, et toujours à l’affût d’une bonne idée à mettre en chantier. C’est là qu'en 1967, le dessinateur espagnol Larraz eût l’idée de cacher un lionceau dans le tiroir de son bureau, pour lui vendre un projet de bande dessinée africaine, aussitôt acceptée...

Mais Ch. Dupuis ne se contente pas de sa réussite éditoriale : sa passion pour l’image l’incite à la voir mise en mouvement. En 1959, il lance ainsi le studio d'animation T.V.A. [Télévision Animation]-Dupuis. À côté de quelques séries enfantines mineures pour la télévision (Le chat Musti, Tip et Tap, Les Pilis, toutes scénarisées par Cauvin), le studio réalise de 1961 à 1967 une dizaine d'épisodes de la première série animée Les Schtroumpfs, diffusés sur la RTB. TVA-Dupuis fermera en 1975. Il sera relayé en 1981 par le développement d'une ancienne filiale, la S.E.P.P., responsable d'une nouvelle série des Schtroumpfs avec une société américaine; mais ce secteur n'atteindra pourtant jamais son plein développement, pour des raisons de coût...

Charles Dupuis voyait certainement plus grand que ne le permettaient les possibilités d’investissement d'une société restée strictement familiale, à l'actionnariat de plus en plus morcelé avec l’arrivée de nouvelles générations. En 1985, après avoir défendu et soutenu sans relâche la Maison d'édition qu'il avait su développer pendant près de 50 ans, il vécut avec amertume la vente de l’entreprise, rendue inéluctable par la mésentente agitant les divers clans, et la nécessité de trouver d’importants capitaux pour moderniser un outil vieillissant.
En août 1985, Charles Dupuis prend une retraite plus que méritée. Depuis lors, s'il ne s’occupait plus du magazine, il venait encore parfois dire bonjour à l’un des anciens de "son" journal, et était resté en contact avec certains des auteurs qu’il avait contribués à lancer.

Tout au long de sa carrière, Charles Dupuis aura montré sa détermination à suivre la voie qu'il s'était tracée. Le magazine Spirou devait ainsi être exemplaire au plan moral. Ce véritable croisé intraitable fermera pourtant très rarement la porte aux potaches assiégeant son bureau. En 2000, évoquant son premier passage chez Dupuis, Greg disait de lui qu' « avec ses défauts, il était un grand patron de presse, un homme qui osait se battre pour ce qu'il voulait. »

Charles DUPUIS s'est éteint le jeudi 14 novembre 2002, à l'âge de 84 ans.

L'album "+" indiqué dans la marge, et déjà exploité au début de cette page, contenait aussi un gag en 2 bandes que concluait cette case, que M. Dupuis eût peut-être classée à la limite des impertinentes... Sous l'ironie, elle rappelle cependant la fidélité ayant longtemps lié Dupuis et ses auteurs !